Les Parents Du Général Hieu

Tous les traits attractifs chez la personne du Général Hieu, tel que la beauté, la vertu, l'intelligence, l'habilité, la droiture, la fermeté, la justesse et la clairvoyance proviennent de ses parents. J'attribue les traits suivants à ma mère: beau, vertueux, humble; et les suivants à mon père: majestueux, intelligent, habile, droit, ferme, juste et clairvoyant.

Si l'on met côte à côte l'image de ma mère et celle de mon frère, on ne manquera pas de noter la ressemblance: gentillesse, élégance, courtoisie et modestie. Ma mère est morte quand j'avais seulement 4 ans; ce qui fait que je n'ai pas eu la chance de bien la connaître. Néanmoins, je me rappelle encore vaguement qu'un jour, ma bonne chinoise m'amenait dans une école à Shanghaï où ma mère s'exerçait comme aide institutrice. C'était une école franco-vietnamienne réservée aux enfants vietnamiens dont les parents étaient dans la Police de la concession française. Elle devait être bien aimée par ses élèves, parce que ceux-ci, filles comme garçons, se battaient entre eux pour avoir le privilège de me porter dans leurs bras. Je me rappelais que je n'avais jamais été grondé ou frappé par ma mère. Elle traitait les domestiques avec bienveillances et ils lui rendaient bien. Elle était très pieuse et fréquentait une école dirigée par les religieuses françaises. Elle aimait les livres de religion que les soeurs lui prêtaient. Et c'est l'un de ses livres qui a poussé mon père à convertir au catholicisme (il nous a affirmé qu'il était devenu catholique pour cette seule raison, et non pas parce que c'était une condition pour obtenir la main de celle-ci!)

Ayant perdu très tôt ma mère, je connais bien mieux mon père pour pouvoir préciser exactement quelle hérédité de ses traits se trouve chez mon frère. Cependant je préfère lui laisser le soin de le faire, l'ayant convaincu d'écrire son autobiographie pour la postérité.

Nguyen Van Tin (juillet 1998)

Ma Vie

Je suis né le 26 septembre 1903 à Bac Ninh, une petite ville située à 30 Kms au nord de Hanoi. Mon père est M. Nguyen Dza Tinh, un praticien en médecine orientale, bien connu sous le nom de Docteur Tinh "à la main magique". Il a deux épouses: la première, que j'appelle "mère" a un fils nommé Dan, 7 ans plus âgé que moi, et 3 filles; la seconde, que j'appelle "Bonne d'enfants" a 3 fils: Thuong (même âge que Dan), moi (Huong), et Tue, 3 ans de moins que moi et 3 filles. Après la mort de ma "Bonne", mon père se marie officieusement une troisième fois, avec une soit disant concubine, connue sous le nom de Chi Ba (3ème soeur). Celle-ci donne naissance à un garçon nommé Sac, dont le nom devient Nguyen Ngoc Dzanh quand il devient adulte.

Notre maison, au numéro 109 rue Ninh Xa , en face du bureau de poste, était pendant le jour , un magasin vendant principalement des médicaments et quelques produits d’épicerie. Le magasin est géré par ma belle-mère – épouse numéro 1 de mon père, un médecin. Elle a deux assistants, mes deux sœurs ainées To and Niem, qui comme mon frère Thuong et moi-même, ont pour mère la 2è épouse de notre père. Un troisième fils, mon demi-frère Dan, quelque mois de plus que Thuong, vit alors avec nous. A la veille des anniversaires de la mort de notre grand-père, mes sœurs déjà mariées (avec leurs maris et leurs enfants), vivants tous à Hanoi ; ont l’habitude de venir aider à la cuisson des offrandes rituelle: Tran Van Hanh, secrétaire au bureau du Gouverneur général , Hanoi, et sa femme ; Luong Van Ngu, marchand, et sa femme Ich ; Nguyen Trong Giao, personnel d’hôtel, et sa felle The; et Luc, un marchand chinois, et sa femme Lam; Do Duc Du, voyageur de commerce, et sa femme Tu, le seul des cinq qui est ma sœur, les autres étant mes demi-sœurs.

Le chef de famille est ma grand-mère paternelle, elle est devenue veuve à l’âge de 25 ans, très ingénieuses, élève son fils unique et l’envoie étudier au centre de formation de la médecine orientale. Elle aussi a appris en écoutant et en observant et est capable de guérir les cas de maladies simples. Père a une connaissance approfondie des classiques chinois. Il a été recalé aux examens d’accès à une carrière de mandarin, et a maitrisé la médecine empirique. Quand un patient vient pour une consultation, il prend le pouls, puis écrit une prescription en caractères chinois que ma belle-mère, ou une de mes sœurs ou moi-même s’occupent de procéder. Quand Père n’est pas à la maison, grand-mère peut le remplacer dans les cas bénins.

Quand j’ai cinq ans, Père m’apprend à lire et à copier le «Tam Thiên Tự" (livre de 3000 caractères). M. Cửu Nam, un riche marchand de broderies, lui a versé une cotisation annuelle de 30 piastres pour enseigner à ses enfants, et je suis allé à sa maison pour mes leçons.

Trois énormes caractères chinois "PHÚ ÂN HIỆU" (Boutique de Fortune & Bienveillance), magistralement calligraphiés Père sur une planche de bois rouge, dûment encadrée, brillaient devant notre maison, près du toit. Tôt le matin, les six planches de clôture du compartiment sont démantelées et posées sur deux malles vides d'emballage en bois soutenant des paniers et des boîtes contenant le logiciel de la boutique: plantes médicinales séchées , palettes de sucre brun granulé, pâtes de rz pressées et séchées. A l'intérieur, le mur sur le côté droit est couvert avec des étagères sur lesquelles des bols et des pots contenant les herbes médicinales séchées qu Père prescrit à ses patients. Ma belle-mère, ou l'une de mes sœurs ou moi-même parfois, rempliraient les prescriptions griffonnées par Père en caractères chinois.

Grand-mère, dans sa sagesse prévoyante, a donné l’hébergement à une personne de sa parenté éloignée, un jeune homme nommé Lê Văn Chấn, un peu plus âgé que mes deux frères, Père lui transmet son habileté médicinale. Chan spécialise dans le maniement du pilon et mortier, faisant rouler la roue-pilon avec les deux pieds dans le mortier en forme de bateau. Père l'adopterait au cas où il ne pouvait pas procréer un héritier mâle.

Dan, mon demi-frère, et Thuong, mon frère aîné, tous deux sont à l’année dernière du Collège du Protectorat", Hanoi, une école française du 1er cycle. Pendant les vacances, il m’apprennent à lire et à écrire le "quốc ngữ", le Vietnamien romanisé inventé au début du 19è siècle par le missionnaire jésuite Alexandre de Rhodes; ils m’enseignent également un peu de français, employant le Premier Livre de Lecture de Toutey.

En septembre 1912, je suis admis au "Cours Préparatoire" de l’école primaire franco-annamite de Bac Ninh :il y a quatre classes: cours préparatoire, cours élémentaire, cours moyen, et cours supérieur, avec un instituteur en charge de chaque cours. Le cinquième, un homme de moyen âge, ne parlant pas le français, enseigne les caractères chinois. Le Directeur est un homme robuste avec une barbiche, monsieur Dayde.

Le Vietnamien est relégué au deuxième rang, toutes les leçons sont données en Français. La plupart des manuels proviennent de France. Le manuel d’histoire a les premières lignes qui lisent: "Nos ancêtres les Gaulois".

Une fois, lorsque que suis au cours élémentaire, dans l’après-midi, un soldat français barbu entre dans notre magasin et veut embrasser ma sœur Niem. Je mets les pieds en avant et lui dit: "Défense toucher mademoiselle annamite, Monsieur!"

Cette année, alors que j’ai dix ans, ma mère contracte la tuberculose, reste clouée au lit pendant plus d’une année puis meurt. Elle est enterrée dans un champ de riz, au pied d’une petite colline appelée "Núi Nặc", à un kilomètre au nord-est de la ville. Quelque temps plus tard, alors que je joue avec d’autres enfants dans le terrain vacant près de notre école, Père passe de près assis sur une pousse-pousse, me fais signe e me met sur ses genoux et ordonne au pousseur de nous amener à "Núi Nặc". Sur le pousse-pousse, est une pierre de forme carrée qui est utiliser comme une pierre tombale pour ma mère.

L’année suivante, Dan et Thuong reçoivent leur diplôme du "Collège du Protectorat", et sont affectés en tant qu’instituteurs d’école primaire, Dan à Phu Lang Thuong, 50 kilomètres nord-est de Bac Ninh, Thuong dans notre ville natale. Etant très compétent en français, il est assez audacieux pour se présenter à l’examen "Brevet Elémentaire", décerné par le Ministère d’Education française, et obtient un salaire mensuel de 50 piastres, 100% plus élevé que Dan.

Avec cette affluence de piastres, "Me" a quoi payer une concubine pour Père: une jeune fille de pays plutôt ordinaire dans la vingtaine venant chez nous accompagnée par son papa; « Me » lui offre un diner avec plusieurs plats de choix et le vin de riz. On m’a dit de l’appeler "Chị Ba" (3è soeur). Aucun rite est fait. "Me" et grand-mère sont très satisfaites de "Chị Ba" qui s’occupe de la plupart des tâches ménagères . En tout voulu, elle donne naissance à un cinquième fils pour Père qui le nomme Sắc.

A cette époque, mes frères aînés, j’ai appris avec amusement, ont fait connaissance avec leurs premiers amours. Un ami de Dan, Pham Hong, étudiant de l’Ecole de Génie Civil, a une jolie sœur, Nghia, que Dan espère de la prendre pour sa femme. Et Thuong est amoureux de Lou Lou, la fille de 16 ans d’un officier français des douanes et son épouse vietnamienne… Après l’école, il se promène de long en large devant la demeure espérant apercevoir sa femme et … la mère est tombée amoureuse de lui!

Quelques années plus tard, en 1916, Père contracte des complications intestinales et est mort à l’âge de 58 ans. "Me", agenouillée auprès de son lit, ferme ses yeux. Pour épargner Dan l’agonie d’attendre trois ans (le temps de deuil d’un père ou d’une mère), Grand-mère arrange un "Cưới chạy tang" (mariage ruée), tenir l’annonce d’un deuil après la célébration d’un mariage.

"Me" prend soi de moi comme son proper fils. Lorsque je suis en 5è année à l’école primaire franco-vietnamienne, le nom de l’instituteur est monsieur Truong Quy Binh. Chaque semaine nous avons seulement quelques heures de leçons de " thème": traduction du vietnamien au français; de "Version": traduction du français au vietnamien.

Je suis très studieux en français: je lis l'hebdomadaire des enseignants "Le Journal des Instituteurs"; plusieurs livres pour les enfants "Livres Roses"; une longue histoire "Le Morne Du Diable" d' Eugène Sue; "L'Expédition au Pôle Sud" de l'Amiral Peary. Puis, à l'école secondaire de Buoi à Hanoi, je lis beaucoup de romans écrits par: Rousseau, Diderot, André Theuriet, Anatole France, Paul Bourget, etc... Mes compositions en français obtiennent des excellentes notes de la part de mes maîtres: 7, 8, 9 sur 10. Ma composition intitulée "Le foyer paternel" reçoit 9 points sur 10 de la part de Mlle Alice Godbille qui l'envoie en France pour montrer comment ses élèves vietnamiens se débrouillent bien en français.

Pendant les 4 années à l'école secondaire de Buoi (1917-1921), je me suis toujours classé premier, et à l'examen final, en juin 1921, je suis classé 1er de ma promotion, mais n'a pu obtenir qu'une mention "Assez Bien". À part de cela, j'ai obtenu 2 autres diplômes, envoyés directement de Paris, signés par le Département d'Education de France: le "Brevet Elémentaire" et le "Certificat d'Etudes Primaires Supérieures".

A l'époque, si on possède l'un de ces diplômes, on peut entrer dans l'un des instituts suivants: d'Enseignements, Ingénieurs de Ponts et Chaussées, Médecine, Pharmacie, Commerce, Agriculture, Vétérinaire, travailler en tant que secrétaire dans le Bureau du Gouverneur français, ou instituteurs du primaire.

Mais après avoir obtenu mes diplômes, je suis le conseil de mon beau-frère Do Duc Du, qui tous les ans voyage jusqu'à Tianjin tout au nord de la Chine pour vendre les produits de broderie. Il me dit: "Je connais un vietnamien nommé Nguyen Van Khai. Il possède seulement le diplôme du primaire et travaille dans la Banque Franco Chinoise à Tianjin, et perçoit un salaire égal à celui d'un directeur général au Vietnam. Il existe une concession française et beaucoup de commerçants de ce pays y travaillent, peut être tu peux obtenir là-bas un poste bien payé."

Je vais au Commissariat de Police pour demander une carte d'identité, et ensuite au Résidence de France pour demander le visa de sortie. Le Résident me pose quelques questions, soutire un formulaire, le remplit et signe: "Le nommé Nguyen Van Huong, né le 26.9.1903 est autorisé à se rendre à Tientsin, Chine. Bac Ninh, le 2 juillet 1921. (Signé) Le Résident de France, Bouteiller"

Mon frère Thuong m'achète un bon de crédit au montant de 150 piastres, je me rends à la boutique de M. Ca Hoan, commande un veston de kaki et une chemise sur mesure, achète une cravate, une paire de chaussures et un chapeau feutre. Mon beau-frère et moi, nous allons à Hai Phong, embarquons sur le "Canton" pour aller à Hong Kong, nous restons à Hong Kong pendant quelques jours, puis embarquons le "Shangtung" en direction de Tianjin.

J'affiche une annonce dans la section de recherche de travail. Quelques jours plus tard, je suis embauché par une compagnie de construction française "Brossard Mopin & Cie" au titre de secrétaire. Mon boulot est de noter les entrées et les sorties des matériaux de construction utilisés par les projets de construction X, Y, Z dans un cahier d'enregistrement... Le chef comptable, un chinois, sous prétexte que mon écriture est déplorable, me congédie et fait entrer un membre de sa famille pour me remplacer. Heureusement, M. Khai, en dehors de son travail à la banque, a un second boulot comme chef comptable à la compagnie "Lemoine & Cie", m'embauche comme son aide comptable. De plus, Mme Khai me demande d'être le précepteur de ses deux filles nommées Nghiem et Lien, qui sont élèves d'une école dirigée par les religieuses françaises, les Soeurs St Joseph. Ce boulot supplémentaire me donne droit au logement et nourriture gratuits. Je suis temporairement installé!

À force d'écouter et de parler jours après jours, j'arrive à parler le chinois, et aussi l'anglais. Je tape toutes les correspondances envoyées en Angleterre et aux Etats-Unis.

Il y a deux collègues chinois, Pierre Che et Joseph Pang, de bons catholiques. Ils me persuadent à recevoir le baptême. Je plaisante: "Même si vous m'offrez un million de dollars, je ne me convertirais pas au catholicisme." Pas longtemps après je lis un livre qui a été prêté à Nghiem par les religieuses, et suis touché par les sacrifices de Jésus Christ. Quand je reçois le baptême, Joseph Pang me demande en se moquant de moi: "Combien de million de dollars t'ont-ils offert?"

En 1925, un lieutenant français est transféré de Hanoi. Un jour il vient à notre bureau pour quelques affaires. Mon patron m'introduit: "Ce jeune homme vient de Hanoi; il parle français comme un Marseillais." Le lieutenant me demande avec un ton hautain: "Depuis combien de temps travailles-tu ici?" Je lui réponds avec calme: "Depuis bientôt deux ans, mon lieutenant," puis réplique : "Et toi, combien de temps as-tu vécu dans mon pays?" Notre lieutenant rougit, soulève les sourcils, mais en souriant: "Je vous demande pardon, Monsieur, une mauvaise habitude."

Quelque temps plus tard, mon patron recrute un ancien officier français nommé Plessis comme directeur commercial. Celui-ci a l'ambition d'augmenter le chiffre d'affaire de la compagnie en vendant les armements, munitions, véhicules blindés, canons, avions de combat aux seigneurs de la guerre chinois tels que Chang Tso Lin, Wu Pei Fu, etc...

M. Plessis installe un bureau à Moukden, la capitale de la Manchourie, embauche un gérant nommé Tesmar, un européen de l'est. Un jour, en voyage d'affaires à Moukden, M. Plessis se dépêche de rentrer, me confie 5 milles dollars, et me dit d'aller soudoyer un colonel chinois nommé Liu au cas où plus tard celui-ci lui nous menace d'un procès. Car, Plessis est de mèche avec ce colonel, qui est directeur des Transmissions de l'Armée à Moukden. Cette magouille entre Plessis et lui est d'importer des marchandises fictives pour une somme de 100000 dollars, à partager en deux parts égales, et Liu a déjà reçu cette somme...Par la suite, rien n'a été importé bien entendu! Mais Liu est insatiable, après quelques semaines, il veut percevoir le paiement de "loyer de ses bâtiments". Quelques jours après mon arrivée à Moukden, le colonel Liu met un contingent de soldats pour occuper l'entrepôt. Tesmar me dit que celui-ci n'a pas voulu accepter les 5.000 dollars. Je vais dans une compagnie française toute proche pour téléphoner au consul français afin d'obtenir une intervention de sa part. En quelques minutes, M. Crespin arrive, et dit au colonel Liu: "S'il y a une plainte contre une compagnie française, je suis ici pour résoudre le problème avec le général Chang Tso Lin, vous ne devez pas vous comporter d'une manière aussi odieuse!" Notre colonel se retire timidement. Après le départ du consul, Tesmar chuchote à mes oreilles: "Tout est bien réglé, partageons les 5.000 dollars entre nous deux!" Je secoue la tête: "Bien sûr que non! Mon devoir est de retourner cet argent au patron."

En 1925, j'épouse Nghiem. Le banquet de mariage s'est déroulé avec solennité à "National Grand Hotêl", en la présence du consul de France, de mon patron et sa femme, et de nombreux français et quelques centaines de soldats vietnamiens (au service de l'armée française).

Mon premier fils, Trung est né le 4 septembre 1927; Hieu, le second, est né le 23 juin 1929; Tiet, le troisième, est né le 17 avril 1932... Au début de 1933, Trung a 6 ans, Hieu a 5 ans. Comme il n'y a pas d'école pour eux , je démissionne de mon travail pour retourner à Nhatrang où un poste m'attend à la compagnie de Caltex. Mais une fois à Shanghaï, pendant l'attente du transbordement à un bateau des Messageries Maritimes pour aller à Saïgon, un de mes anciens camarades de classe, Nguyen Duc Mao directeur de l'école réservée aux enfants de plus d'un millier de policiers vietnamiens de la concession française, me conseille de rester et de chercher un travail au Bureau de Police de la Concession et mettre mes deux fils dans son école, et leur mère peut y travailler comme aide institutrice.

Heureusement, quand je soumets ma candidature au Bureau De Police de la Concession Française, le directeur veut savoir si je connais la sténographie. Je réponds: "Monsieur le directeur, j'ai lu le livre "Sténographie en 20 leçons" par G. Buisson, mais possède seulement une connaissance superficielle." Il prend un rapport, me dicte une douzaine de lignes. Je gribouille quelque chose qui ne ressemble pas du tout à la sténographie, mais récite la dictée sans aucune faute!

Je ne commence à travailler officiellement au Bureau de Police de la Concession Française qu'au début du mois suivant. Salaire de base: 300 piastres; connaissance du japonais: 20 piastres; de l'anglais: 20 piastres; du chinois: 20 piastres; du caractère chinois: 60 piastres; d'heures supplémentaires: 60 piastres; d'enseignement du français aux policiers vietnamiens: 60 piastres; total: 540 piastres. Le salaire de Nghiem en tant qu'aide institutrice à l'école franco-vietnamienne: 60 piastres.

Après quelques mois, je gagne la réputation d'être un excellent écrivain public en français. Les fonctionnaires viennent en masse pour avoir leurs rapports tapés à la machine (et corrigés) par moi. Je m'occupe en particulier des rapports du Chef de Sûreté. Je suis les cours de "Techniques de Police". Après trois mois de test, je reçois un diplôme "cum laudae". En juin 1939, je passe le baccalauréat français avec la mention "bien".

En juin 1940, la France est occupée par l'Allemagne. M. Jobez, le directeur adjoint et le lieutenant P. Blanchet, quittent Shanghaï pour retourner en France afin de joindre la résistance. La concession française est restituée à la Chine. En 1946, sous l'occupation japonaise, la Chine subie une terrible famine. Nghiem, ma femme contracte la tuberculose et meurt.

Le 15 août 1945, à la suite des deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki, le Mikado Hiroshito annonçait la capitulation inconditionnelle du Japon: Les Vietnamiens pro-japonais amenèrent le drapeau japonais; hissèrent les couleurs nationalistes chinoises... et me dénonçaient à la gendarmerie de Tchiang Kai Check que je les avais forcés à collaborer avec les Japonais. Le 10 janvier 1946 j'étais arrêté et incarcéré. Le juge d'instruction signa un ordre de détention de deux mois aux fins d'enquête. Ma détention fut prolongée pour deux mois; à l'issue de ce nouveau délai, un non-lieu fut délivré en ma faveur. Je fus remis en liberté le 10 mai 1946, sous condition de rester à la disposition du tribunal pendant six mois. C'est pourquoi je dus rester à Changhai; tandis que mes compatriotes furent rapatriés en Indochine par les autorités françaises. Nguyen Xuan Quynh, mon neveu qui était aussi secrétaire de la police, et avait pris soin de mes enfants - leur maman étant morte du tuberculose après un long séjour à l'hôpital - était parmi les rapatriés. Il devint un fonctionnaire de la police du gouvernement Ho Chi Minh. Il se maria et mourut quelques années plus tard.

En janvier 1947 je suis engagé comme sténodactylo par le directeur du Courrier d'Extrême-Orient, un Français d'Algérie nommé Chanderly, qui ne tarde pas à me faire secrétaire de rédaction. Faute d'abonnés, le journal cesse sa publication, et remplacé par un Bulletin Quotidien publié par le Consulat de France, sous la direction d'un vice-consul, et moi-même comme rédacteur. En 1948, Trung, étudiant à la Faculté des Sciences de l'Aurore, est à son tour emporté par la tuberculose. Hieu passe avec succès son baccalauréat français et continue ses études à l'Université Aurore des Jésuites dans le départment de Sciences. Tiet, Tri et Tin suivent les cours de l'Ecole Jeanne d'Arc des Frères Maristes.

En avril 1949, comme les forces communistes de Mao Tse Tong se ruent vers Changhai, le Consulat de France décide de rapatrier en Indochine les quelques ressortissants qui lui restent. Mes cinq enfants - Hieu, Tiet, Tri, Tin et Hoa - et moi, ainsi que Ma Le pour qui j'ai obtenu un passeport français, sommes du nombre. Nous nous embarquons à bord de l'aviso ''Commandant de Pimodan" le 5 avril 1949. Je projette de débarquer à Hong Hong pour prendre passage sur un navire marchand à destination de Hai Phong. Malheureusement l'aviso a dû stopper en pleine mer pendant une dizaine de jours pour réparer ses machines. Ensuite il brûle l'escale de Hong Kong, se dirige vers Saigon, où nous débarquons le 9 mai 1949. Je suis revenu au pays, après avoir vécu 29 années en Chine.

Quelques mois plus tard, je vais à Hanoi pour occuper la fonction de directeur adjoint de la Police et Sûreté du Nord Vietnam, sous l'autorité de M. Nguyen Dinh Tai, le directeur et mon ancien camarade de classe. Truong Ma Le accepte ma demande de mariage. Nha, notre ainé, est né en 1950; Lich, une fille, en 1953; Thiep, une autre fille, en 1955; Liem, notre benjamin, est né en 1957. Hieu étudie à l'école militaire de Dalat, devient capitaine, commandant puis à l'école militaire supérieure aux Etats-Unis, devient lieutenant colonel, colonel, général de division, se marie avec Pham Thi Huong, donne naissance à 3 garçons (Dung, Cam, Hoang) et à 3 filles (Thu, Ha, Hang), est assassiné le 8 avril 1975 pour avoir été soupçonné de fomenter un coup d'état.

Après que j'ai perdu le poste de directeur adjoint de la Police et Sûreté, un collègue me dit: "Nous demeurons pauvre pour avoir été honnêtes. Je ne serai pas aussi toqué la prochaine fois." Après quoi, je suis nommé directeur de la Police et Sûreté. Une organisation de narcotrafiquant envoie un émissaire pour me proposer un marché: "Si vous ordonnez à vos policiers de fermer les yeux et de ne pas fouiller les bagages dans les avions provenant du Laos, nous vous donnons 1 million de piastres pour chaque vol. Il y aura un vol par mois." Je refuse, et ainsi reste pauvre après mon passage au poste de directeur de la Police et Sécurité.

En 1954, notre famille descend à Saïgon. Le premier ministre Ngo Dinh Diem me convoque à son palais et demande mon avis s'il est possible de se débarrasser des forces de la police de Bay Vien (chef militaire de la secte "Binh-Xuyên"). Je lui conseille tout simplement de faire appel aux troupes parachutistes stationnées à Nhatrang. Après quoi je suis récompensé avec le poste de directeur adjoint général de la Police et Sûreté Nationale, comme assistant au Général Nguyen Ngoc Le. Un jour, le général m'appelle dans son bureau et m'ordonne d'arrêter tous les fonctionnaires corrompus du Bureau de Police. Je lui dis: "Dans ce cas-là, mon Général, je dois vous arrêter en premier!" Comme conséquence, je suis rétrogradé au poste de directeur du centre de formation de police.

En Décembre 1955, j'ai quitté les services de police, et ouvre un bureau de traduction, travaillant principalement pour l'ambassade des Etats-Unis et pour l'Institut National Administration.

En 1962, je trouve un emploi avec Dainan Koosi, une Import & Export société japonaise, traduisant de l'anglais au française des documents tecniques, rédigeant des lettres pour le président Ngo Dinh Diem et les ministres du Cabinet vietnamien.

Lorsque le Dr Phan Huy Quat est devenu premier ministre, il m'a fait chef d'intelligence à Hong Kong, où je suis allé vivre avec ma femme et les enfants, se faisant passer pour directeur de la succursale de Hong Kong de Dainan Koosi ... Avec l'aide d'un Chinois operative stationné à Macao, je détecte beaucoup d'actions du régime de Hanoi et envoye des rapports à Saigon.

En Juillet 19687, je suis retourné à Saigon en tant que directeur de I.B.A. En tant que distributeur pour Honda Motot Co., nous avons émis des factures "pro forma" pour l'importation d'environ un demi-million de motos Honda C.50. Je suis allé à Hong Kong, Bangkok, pour recevoir les paiement de dessous la table" de Honda Motor Co., dont parfois le montant au moment est de l'ordre de 50,0000 dollars.

En 1967, je joins la APACL. En tant que membre du Comité exécutif, j'assiste à des congrès annuels à Taipei, Séoul, Manille, Bangkok.

En 1972, je quitte I.B.A. pour travailler comme directeur du Dai Viet Co, qui exporte du bois de pin, sable blanc au Japon, et importe des engrais et des machines.

Le 29 avril 1975, Tri, Tin, la femme de Hieu et ses enfants partent aux Etats-Unis. Je reste au pays, et suis forcé d'entrer dans un camp de rééducation le 15 juin 1975. En janvier 1983, à l'intervention de Tran Dai Nghia, le beau-fils de mon frère Thuong, je suis relâché du camp, et en janvier 1988, de nouveau grâce à l'intervention de mon beau neveu, émigre aux Etats-Unis...

Nguyen Van Huong
New York, juin 1995
Révisé le 18.05.2003

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Monsieur Nguyen Van Huong

La monitrice du cours enfantin est l’épouse du secrétaire du chef des services de Police, Nguyen Van Huong. Le parcours de cette famille, la seule que l’on ait pu suivre mérite une mention particulière car elle concentre l’histoire croisée de la police française, de la communauté indochinoise à Shanghai et de l’histoire policière de l’Indochine. Secrétaire de Louis Fabre et Robert Jobez directeur des services de police et du service politique et de la sûreté, Nguyen Van Huong (1903-2005) entre d’abord comme sténographe en 1933 au secrétariat des services de police. Né le 26 septembre 1903 à Bac Ninh, petite ville située à trente kilomètres au nord de Hanoi, il est le fils d’un médecin, praticien de médecine orientale. Le parcours de cet homme et la correspondance entretenue avec deux de ses fils retrouvés au cours de nos recherches, aide à témoigner d’une autre façon du rôle des Indochinois dans la police française de Shanghai. Sous le protectorat du Tonkin, Nguyen Van Huong apprend le français à l’Ecole, le vietnamien étant considéré comme une langue étrangère. Très studieux, il suit l’Ecole secondaire de Buoi à Hanoi (1917-1921). Grand lecteur de romans français, toujours premier de la classe, il obtient sans difficulté le brevet Elémentaire et le certificat d’Etudes primaires supérieures. Ces diplômes lui ouvrent plusieurs voies : faire de l’enseignement, étudier la médecine et la pharmacie ou postuler pour les Ponts et Chaussées. Mais il suit les conseils de son beau-frère Do Duc Du qui voyage chaque année à Tianjin pour mener des affaires de broderie. Ce dernier lui confie que les opportunités de travail en Chine sont fructueuses. Il s’embarque alors pour Tianjin le 2 juillet 1921 avec son beau-frère à bord du Shandong. Recruté comme secrétaire dans la compagnie française de Brossard et Cie puis chef comptable chez Lemoine & Cie, il devient précepteur des deux filles du comptable en chef, Monsieur Khai. Engagé dans les affaires, Nguyen parle aussi anglais et chinois. Eloigné de sa province natale, et bien que réticent, il accepte finalement de se faire baptiser en Chine et en 1925, un lieutenant français transféré de Hanoi vient un jour au bureau de la compagnie et rencontre Nguyen réputé pour être un Tonkinois qui parle français comme un marseillais. En 1925, Nguyen épouse la fille de Mr Khai, Nghiem[19] . Un banquet est donné au National Grand Hotel en présence du consul et de quelques centaines de soldats vietnamiens issus du C.O.C. et des services de police de la Concession française de Tianjin. Les époux donnent naissance à trois fils dont le second, né le 23 juin 1929, deviendra le général de division Nguyen Van Hieu assassiné en 1975. En 1933, deux de ses fils ont déjà cinq et six ans et la scolarité à Tianjin n’est pas adaptée. Nguyen démissionne pour retourner au Vietnam à Nah Trang oü un poste l’attend à la Compagnie Caltex. Mais lors du transit à Shanghai, il rencontre Nguyen Duc Mao, directeur de l’Ecole réservée aux enfants des Vietnamiens de la Concession française, qui lui conseille de rester et de chercher un travail à la police et de scolariser ses deux fils à l’Ecole franco-annamite. Nguyen Van Huong soumet sa candidature à Fabre qui lui demande s’il connaît la sténographie. Van Huong répond qu’il a lu le manuel La sténo en 20 leçons et après un test probant, il est embauché en février 1933. Maîtrisant le chinois, l’anglais, le français et le japonais, il gagne 540 $ par mois et enseigne la langue de Molière aux policiers vietnamiens. Son épouse Nghiem trouve un emploi d’aide institutrice à l’Ecole franco-annamite.

Gagnant la réputation d’être un excellent écrivain public de langue française, rapide dans la prise de notes, les fonctionnaires de la police viennent le voir pour taper leurs rapports à la machine. Il rédige en particulier ceux du chef de la sûreté, Jobez dont il suit les cours de police technique et en juin 1939 passe le bac français avec mention Bien. Les trois fils aînés étudient au collège municipal et deux poursuivent leurs études d’ingénieur à l’Aurore. Quand en juin 1940 une partie de la police française s’engage en résistance, Nguyen travaille comme rédacteur pour l’Agence France Presse. En 1944, il perd son épouse Nghiem et Trung son fils aîné, meurt de tuberculose. Deux ans plus tard, le 10 janvier 1946, il est arrêté par la police militaire de Wusong sous l'inculpation de collaboration avec les Japonais. Le commandant de cette garnison, le général Qian Dachun, écrit au consul général de France le 15 janvier pour exprimer son désarroi à l’égard d’un protégé français, ancien employé de la police :

" Il est regrettable que l’on semble prêter une oreille complaisante aux dénonciations visant les Annamites fidèles et provenant de certains meneurs rebelles dont l’activité risque de mettre en péril l’ordre public.” ( SMA : 127-8-240 ; lettre de Qian Dachun, commandant de la Garnison Wusong Shanghai, 15 janvier 1946)

A la veille de l’arrivée des communistes, ses enfants et lui-même s’embarquent sur un destroyer de la marine française pour gagner Saigon. Avec eux se trouve Trang Ma Le qu’il épousera plus tard. Ils auront quatre autres enfants.[519] Quelques mois plus tard il retourne à Hanoi en mai 1949 et devient directeur adjoint de la police et sûreté du nord Vietnam, sous l’autorité de Nguyen Dinh Tai, le directeur et ancien camarade de classe. Puis il est lui-même promu directeur des services de police. En 1954, la famille gagne Saigon. Convoqué par le premier ministre Ngo Dinh Diem qui l’interpelle sur la manière de se d’débarrasser des forces de police de Bay Vien (chef militaire de la secte Binh Xuyên) Nguyen lui conseille de faire appel aux troupes parachutistes de Nha Trang et se voit récompensé avec le poste de directeur adjoint général de la police et sûreté nationale comme assistant du Général Nguyen Ngoc Le. Le Général lui demande comment arrêter tous les fonctionnaires corrompus de la police. L’ancien simple sténographe ose rétorquer qu’il fallait alors l’arrêter lui, le Général [20] , en premier. Il est rétrogradé au poste de directeur du centre de formation de la police. Après l’assassinat du son fils aîné, en 1975, la famille Hieu part aux Etats-Unis. Nguyen Van Huong devait les rejoindre mais il est incarcéré le 15 juin dans un camp de rééducation. Relâché en janvier 1983 grâce à l’intervention de Tran Dai Nghia, beau-fils de son frère Thuong, il émigre aux Etats-Unis en janvier 1988. Il décèdera en 2005 à l’âge de 102 ans.

Christine Cornet
(Ordre, Police et Circulations Impériales dans la Concession Française de Shanghai, 1906-1946)

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