La Mort De Mon Frère

Aujourd'hui encore, la mort de mon frère reste encore un mystère. La terrible nouvelle nous a été communiquée dans la nuit du 8 Avril 1975 (en réalité il a été assassiné dans l'après-midi) par l'un de ses chauffeurs alors qu'il revenait du quartier général du 3ème Corps d'armée (CA) à Saigon. Le lendemain, nous étions à Bien Hoa dans le camp militaire. Nous avons été reçus par le Lieutenant Colonel Quyen, Commandant de la Police Militaire du 3ème CA, qui nous a amené à l'emplacement où le corps de mon frère a été déposé. Je m'abaissais pour examiner de près et a pu observer une toute petite ouverture ayant la forme d'un tout petit point au côté gauche de son menton et aussi une autre, identique, du côté droit du sommet de sa tête. Quyen nous a aussi conduits à son bureau. A cette époque-là mon frère était Commandant Adjoint du 3ème CA.

On nous a dit que mon frère était mort dans son bureau, tandis qu'il attendait quelques collègues pour le dîner au mess. La cause prétendue de sa mort? Le Général Hieu, dont le passe-temps favori était de collectionner les pistolets, s'était accidentellement tiré sur lui même pendant le nettoyage de son arme. Je me suis dit à moi-même: ce n'est pas possible, parce que mon frère est droitier, alors que le trajet de la balle, entrant du côté gauche de son menton et sortant du côté droit du sommet de sa tête, n'aurait pu être causé que sous la menace de quelqu'un pointant l'arme sur lui l'obligeant à rejeter la tête vers l'arrière afin d'éviter cette menace. Il est à noter que personne ne nous a montré le pistolet en question. J'ai également remarqué l'absence du Commandant du 3ème CA et de ses proches collaborateurs. Ont-ils quelque chose à se reprocher? Est-ce parce qu'ils étaient de mèche avec l'auteur de ce crime ou alors est-ce parce qu'ils savaient quelque chose du complot qu'ils ne pouvaient divulguer? De plus, le comportement emprunté du Lieutenant Colonel Quyen a attiré mon attention: ses gestes et ses paroles semblaient gauche et manquait d'assurance, comme s'il voulait cacher quelque chose.

Je regrette qu'en raison de la situation critique de notre pays à cette époque-là, nous n’ayons pas pu obtenir les résultats de l'autopsie légale effectuée par un officier de police sur les mains de mon frère pour déterminer si la blessure a été causée par la victime lui-même. Restait-il des traces de poudre sur ses mains? Avant de quitter la chambre, l'officier de police en charge de l'autopsie vint saluer mon père: "Monsieur, je suis l'un de vos anciens élèves du Centre de Formation de Police. Je vous promets de vous communiquer les résultats de ce test. Je viens de revenir d'un entraînement au sujet de cette technique merveilleuse aux Etats Unis." Cependant il est difficile d'obtenir la vérité quand l'assassin et ses complices sont les détenteurs du pouvoir et sont déterminés à dissimuler leurs actes.

À mon avis, mon frère a été assassiné soit par vengeance individuelle soit pour des raisons politiques. Si c'était le premier cas, alors il aurait dû survenir dans une dispute violente. Quelle autre personne, à part le Commandant du 3ème CA ou l'un de ses proches collaborateurs agissant sous l'ordre direct de son supérieur, oserait défier le Commandant Adjoint dans son propre bureau? Le sujet de la dispute pourrait être un désaccord de nature tactique (l'un voulait sacrifier la vie des soldats, l'autre aurait voulu la préserver?), au moment où la situation militaire était extrêmement confuse, dans laquelle le supérieur, déjà écrasé par le complexe d'infériorité, se sentant moins doué que son subalterne, perdait du terrain dans la dispute. Une dernière goutte d'eau qui aurait fait déborder la vase, causant sans doute le déclenchement du crime? A ma dernière rencontre avec mon frère, je lui ai demandé: "Pourquoi le Général Toan a été choisi comme commandant du 3ème CA?" Mon frère sourit avec tristesse et me répondit avec un certain sarcasme: "Le Président Thieu a déclaré que la situation militaire présente exige un Général issu de la cavalerie ayant l'habitude d'être agressif." Et voilà qu'un Général corrompu avec le sobriquet de "seigneur de la cannelle" et de "seigneur de la ferraille" devrait coopérer avec un incorruptible, celui à qui dans le passé, avait possédé tous les dossiers sur les forfaitures lorsqu'il était le Ministre délégué à l'Anticorruption. Je me souviens qu'un de mes amis, en apprenant la nouvelle que Toan prenait la place du Général Dong comme Commandant du 3ème CA, m'a dit: "Ça y est, ton frère ressemble à un agneau égaré au milieu d'une meute de loups!"

Après mon arrivée aux Etats-Unis, à chaque fois que je parlais avec les anciens officiers à ce sujet, j'entendais le même refrain: "C'était Toan, et personne d'autre!" Le Colonel Nguyen Van Y, l'ancien Directeur de l'Agence Central de Renseignement Militaire, que j'avais rencontré à New York en 1986, m'a dit la même chose. Cependant, dans ma conversation téléphonique avec le Général Ly Tong Ba, je lui ai demandé si c'était le Général Toan qui avait tiré sur mon frère. Il m'a répondu: "Je ne le pense pas, parce qu'au moment où sa mort était survenue, j'étais en réunion avec Toan. Après quoi, à mi chemin de la cantine, j'ai entendu les soldats chuchoter que le Général Hieu venait d'être tué dans son bureau. Dans ma hâte d'aller rejoindre mes unités, je ne restais pas pour écouter davantage." Par contre, une autre source m'a révélé que le Colonel Luu Yem, l'ex gouverneur de Bien Hoa, qui était aussi présent à la réunion, a affirmé que le Général Toan avait tiré sur mon frère après la séance. Je voudrais ouvrir ici une parenthèse: pourquoi le Commandant Adjoint était-il exclu d'une réunion aussi importante?

Une autre raison de sa mort pourrait être parce qu'il a été soupçonné de vouloir fomenter un coup d'état. Cette hypothèse naquit dans mon esprit à la suite de mes plusieurs contacts avec le Consul Général américain de Bien Hoa. Après l'enterrement, il nous a invités à passer chez lui. Pendant cette visite, il m'a amené à part et m'a dit qu'il était très proche de mon frère: ils avaient l'habitude de jouer aux jeux d'échecs auprès de sa piscine et ils ont souvent regardé ensemble les films américains dans la salle de cinéma privée du Consulat en fins de semaine. Ma théorie est que les autorités soupçonnaient que cet agent de la CIA était en train de persuader mon frère d'organiser un coup d'état dans ces fréquentes tête à tête et l'ont fait exécuté par mesure préventive. Je me rappelle qu'un jour mon père m'a dit: "Deux agents de la CIA sont venus me voir aujourd'hui et m'ont demandé si le Général Truong est proche de ton frère. Dans quel but, je ne sais pas." Est-ce possible que la CIA avait l'intention de recruter le Général Truong, qui commandait le 1er CA, et le Général Hieu à s'unir leur force pour un coup d'état? Truong avait une fois menacé de renverser le Président Thieu quand il avait été frustré par l'indécision de ce dernier de garder à tout prix ou d'abandonner Hue. À cette époque-là, la CIA voulait le départ de Thieu, parce que le Congrès américain ne lâcherait pas les 700 millions de dollars d'aide militaire qu'à cette condition. En ce même moment, le Vice Président Tran Van Huong, qui tenait mon frère en haute estime, était prêt à assumer la Présidence. "Les moustiques meurent quand deux buffles se cognent la tête!"

Mon frère, oserait-il prendre l'initiative d'un coup d'état? Il était un pur produit militaire dépourvu d'ambition politique. Dans plusieurs coups d'état passés, j'étais curieux de chercher son nom dans la liste des participants, mais je ne l'ai jamais pu trouver parmi eux. Cependant, je pense que mon frère était un homme courageux, si les circonstances l'exigeaient, il n'hésiterait pas d'entrer en action, même si celle ci lui coûterait la vie. Pendant que les villes au Centre Vietnam succombaient rapidement l'une après l'autre, il m'a dit: "Si les Etats Unis coupent l'aide militaire au Vietnam, notre Armée pourrait seulement tenir 2 mois au maximum. Nos soldats sont bien capables; ce sont les munitions qui manquent." Je me souviens encore avoir lu la lettre qu'il avait envoyée à mon père après le coup d'état contre le Président Diem. Dans laquelle il raconte comment il a pu désarmer les soldats qui protégeaient le Palais de Ngo Dinh Can, sans avoir tiré un seul coup de feu. À cette époque-là, il était Lieutenant Colonel Chef d'Etat Major de la 1ère DI basée à Hue.

Au moment où le pays se désintégrait rapidement, quand tout le monde attendait dans la peur de l'arrivée imminente des troupes nordiste, il avait l'habitude de rassurer sa femme en lui disant: "Ne t'inquiètes pas, je prendrai soin de tout." Le matin du 8 avril 1975, un avion de combat F-5, piloté par Nguyen Thanh Trung, s'envolait de la base d'aviation de Bien Hoa, bombardait le Palais présidentiel. Mon frère téléphonait à sa femme pour lui rappeler "de ne pas laisser les enfants jouer dehors." Ce sont ses derniers mots inscrits dans son journal avant d'être assassiné dans l'après midi du même jour.

Les jours suivants, ma belle-soeur était occupée avec les obsèques de son mari. L'Armée et le Gouvernement voulaient que la veillée soit tenue aux bâtiments de l'Etat Major Général ou à l'hôtel de ville afin d'organiser une cérémonie officielle grandiose et solennelle. Ma belle-sœur encore pleine d'amertume, a rejeté cette idée par réaction contre ceux qu'elle considère comme étant les commanditaires et complices de l'assassinat de son mari, et la veillée a tenu place dans son modeste demeure. Et ainsi une cérémonie militaire solennelle s'était déroulée dans une toute petite salle. Des quatre coins du cercueil, les généraux en uniformes blancs, les poitrines couvertes de médailles se tenaient en garde-à-vous 24 heures sur 24. La plupart des dignitaires civils et militaires se montraient à la veillée, parmi lesquelles le Vice Président Tran Van Huong, représentant le Président Thieu (pourquoi ce dernier n'était-il pas venu en personne?) et à cette occasion avait promu mon frère au rang de Général de Corps d'Armée.

J'ai une fois écrit à la CIA, invoquant la loi de la liberté d'information (Freedom of Information Act) pour essayer de découvrir la vérité au sujet de la mort de mon frère. La CIA a refusé ma demande, bien que l'événement se fût passé depuis plus de 20 ans.

Mis à jour – Le 6 mai 2015 une source de renseignement militaire m’a révélé:

A 10h45, alors que le Général Hieu entre dans son bureau de Commandant Adjoint du 3è Corps d’Armée, l’assassin l’approche de derrière et l’assomme avec un coup de bras à la Taekwondo à l’arrière du cou, puis utilise un pistolet Browning P6,35 mm pour tirer une balle au côté gauche du menton. La balle traverse à travers la mâchoire, monte au sommet du cerveau et loge à l’intérieure du crâne sans quitter la tête.

L’assassin était l’aide-de-camp du Général Toan, du nom de capitaine Đỗ Đức, un troisième degré ceinture noire de Taekwondo.

Juste après la tuerie, le Général Toan appelle le Président Thieu pour lui rapporter "Mission accomplie".

Nguyen Van Tin
Septembre 1998

Mis à jour le 17.12.2000
Révisé le 10.11.2003

generalhieu