La Dissimulation


Le 8 Avril 1975, le Général de Division Nguyen Van Hieu, Commandant Adjoint du 3ème Corps d'armée (CA) a été assassiné dans son bureau. C'était la seule réalité tangible. Dès la minute qui suivit, à l'exception de celui qui a ordonné le meurtre et l'exécuteur du crime, personne ne sait avec certitude où est la vérité parce que le commanditaire et leurs factotums ont immédiatement manigancé une dissimulation afin de détourner l'attention du publique.

Deux versions ont été propagées l'une après l'autre suite à l'événement, et toutes deux provenant du quartier général du 3ème CA - la première disait que le Général Hieu s'était suicidé, et la deuxième qu'il s'était accidentellement tiré sur lui-même. Cela démontre d'une incohérence totale. Même les détails fournissaient par ceux qui étaient les premiers témoins oculaires contenaient des contradictions et ne correspondaient pas avec les faits. Par exemple, Le Colonel Phan Huy Luong, le premier à entrer dans le bureau du Général Hieu après avoir entendu le coup de feu, racontait à qui veut entendre que la balle a pénétré son front et a sorti au sommet de sa tête, et "a fait éclaboussé des morceaux de cervelles sur le mur." Cette description ne colle pas avec la réalité dont j'ai pu observer de mes propres yeux en examinant le corps de mon frère. J'avais remarqué simplement un tout petit orifice au côté gauche de son menton, à 1 cm et 45 degrés vers le bas du coin de sa bouche. La balle a également laissé un trou minuscule au côté droit du sommet du crâne (et non pas derrière celui-ci comme l'avait prétendu à un proche de la famille, le médecin qui avait pratiqué l'autopsie; ce dernier avait même poussé un peu trop loin "le bouchon de la sympathie" envers la famille du malheureux défunt en déclarant que, à cause de cela, Hieu "était décédé immédiatement sans ressentir aucune douleur.") Avec une si petite blessure, et avec un crâne presque intact, comment pourrait-on affirmer que "des morceaux de cervelles éclaboussaient partout sur le mur". Qui a forcé Le Colonel Luong à peaufiner le mensonge jusqu'à ce point?

En outre, selon le Colonel Khuyen, et le Colonel Nguyen Van Y, Hieu a été assassiné vers midi, de 12h30 à 13h, alors qu'il attendait d'aller déjeuner. ("Toan lui a tiré dessus, j'ai de la compassion pour le Général Hieu car: "normalement les gens meurent avec un estomac plein", lui, il est mort sans avoir le temps de déjeuner"), et selon Le Général Tran Dinh Tho (la personne à qui Le Colonel Luong a téléphoné pour annoncer la triste nouvelle survenu à midi, lui-même se préparait à retarder son déjeuner à cause du volume de travail plus important que ordinaire). Et pourtant, la famille de Hieu n'a été avertie de la douloureuse nouvelle qu'après 19h, le Général Ly Tong Ba fut mis au courant qu'à la fin de sa réunion avec le Général Toan tard dans la soirée, quand il passait près du bureau du Général Hieu. Le certificat a précisé l'heure de la mort "à 19h".

C'était sans aucun doute une dissimulation. Et ce n'est qu'aujourd'hui, en août 1998, que je me suis rendu compte des incohérences temporelles. C'est pourquoi dans mon article Mon Frère, Le Général Hieu, écrit avant août 1998, j'avais raconté que la famille avait reçu la nouvelle de sa mort lorsqu'il se préparait à aller dîner et c'est aussi la raison pour laquelle seule ma belle soeur s'était rendue à Bien Hoa cette nuit-là, tandis que le reste de la famille avait attendu jusqu'au lendemain pour aller se recueillir devant la dépouille.

Ainsi, basé sur les données que j'avais collectées en lisant ou en écoutant les nouvelles à propos de la mort de Hieu, pendant plus de 20 ans, en particulier sur les données récemment amassées ce dernier mois, je vais tenter de retracer le déroulement de la journée du 8 Avril 1975 au quartier général du 3ème CA. Bien que ce ne soit qu'une supposition, je pense néanmoins qu'il se rapproche au plus près de la réalité, parce que je suis convaincu qu'il a été conçu et dicté selon la volonté de mon frère.

* Tôt le matin du 8 avril 1975, le Général Hieu s'envole de Bien Hoa à Go Dau Ha pour rencontrer le Général de Brigade Tran Quang Khoi, Commandant de la Force de frappe du 3ème CA à 8h30. Vers 9h30, il retourne au quartier général.

* À 10h, Hieu, en tant que président du Comité d'Anticorruption du 3ème CA, préside la réunion mensuelle dans laquelle sont présents le Colonel Nguyen Khuyen, Chef de la Sécurité Militaire et Colonel Luu Yem, le Chef de Province de Bien Hoa, dans son bureau. La réunion se termine à midi. Après quoi, Khuyen retourne à son bureau situé à 10 minutes en voiture de là.

* Après la réunion, Hieu va chercher Le Colonel Luong pour aller déjeuner ensemble comme d'habitude. Voyant que celui-ci est encore occupé, il lui dit qu'il va retourner l'attendre chez lui.

* Quelque instant après, Luong entend un coup de feu provenant du bureau de Hieu. Il accourt vers cette direction et voit ce dernier effondré sur sa table de travail. Il appelle immédiatement le Médecin-chef du 3ème CA, puis compose le numéro de téléphone de la famille du Général à Chi Hoa, mais personne ne répond, il appelle ensuite le Général Tran Dinh Tho à l'Etat Major Général.

* Tandis qu'il répète ces appels avec frénésie, les commanditaires du meurtre entrent dans la salle et lui intime l'ordre de remettre l'écouteur à sa place et lui ordonne qu'à partir de ce moment là, il doit obéir à leurs instructions.

* Le Médecin-chef arrive, il examine le Général Hieu et prononce qu'il est mort instantanément sans aucune douleur. L'ambulance transporte le corps à l'hôpital du 3ème CA. Les soldats qui se trouvent à promiscuité et qui s'enquièrent de l'affaire reçoivent la réponse que leur chef a été blessé pour une raison inconnue.

Si le Général Hieu était mort, alors pourquoi est-il nécessaire de transporter son corps à l'hôpital avant que la Police Militaire puisse venir faire l'enquête? A moins que les auteurs du meurtre veulent brouiller les pistes ?

* Le Colonel Luong appelle la Police Militaire pour faire l'enquête.

* Après qu'ils se sont concertés entre eux, les auteurs du meurtre distillent la première fausse rumeur, laquelle se limite à un certain nombre de bureaux dont l'unité de la Sécurité Militaire du 3ème CA, tandis que tout le reste du public est maintenu dans l'ignorance totale: le Général Hieu s'est suicidé.

* L'unité de la Sécurité Militaire du 3ème CA annonce la nouvelle au Colonel Nguyen Khuyen, au moment où celui-ci s'apprête à aller déjeuner avec ses visiteurs et amis Saïgonnais. Khuyen s'excuse auprès d'eux et se hâte de retourner au quartier général. Il lui est permis seulement de voir Le Colonel Luong. Ce dernier, en présence du Général Toan, raconte l'événement: "Le Général Hieu s'est effondré inerte dans son fauteuil près de sa table de travail. Le sang coulait abondamment du visage à la poitrine. Une balle a pénétré son front et allait tout droit au sommet du crâne. La projectile, dans son élan a atteint le plafond d'où l'impact."

Comment est-ce possible que la balle pénètre dans le front - peut être à la tempe (n'est ce pas la manière habituelle pratiquée par ceux qui veulent se suicider ?) - puis vire vers le sommet de la tête pour ensuite continue vers le plafond! C'est pourquoi le sang coule abondamment du visage à la poitrine. Malheureusement, en réalité la projectile a pénétré au côté gauche du menton et est sortie au sommet du crâne.

* Les Colonels Khuyen, Luong et le Général Toan entrent ensemble dans le bureau de Hieu. Quelques Policiers Militaires sont en train de dessiner le diagramme du lieu du meurtre. L'un d'eux grimpe sur une échelle pour chercher l'impact et la balle au plafond ; mais il ne la trouve pas. Soudainement Toan s'exclame: "La voici, la voici, je l'ai eue!"

Les enquêteurs professionnels, après avoir ratissé et passé au peigne fin l'emplacement n'ont pas pu trouver la balle, est-ce que le Général Toan est plus adroit qu'eux? Est-il si dévoué au point qu'il n'ait pas peur d'être ridiculisé par ses subalternes en grimpant sur l'échelle à la recherche de cette balle? Ou l'a-t-il trouvé dans le mur, parce que celle-ci, après avoir heurté le plafond, par ricochet a fait un descend en piqué vers le sol ? En plus, l'accès au lieu du meurtre a été barré, pourquoi tant de gens, y compris un Général, ont été permis d'y s'aventurer?

* Quelqu'un parmi ce sinistre groupe soulève l'objection: il n'est pas plausible de dire que le Général Hieu se soit tué lui même pour les raisons suivantes: 1) Hieu n'a laissé aucune note d'explication de son geste ni à sa famille ni à ses troupes; 2) Hieu, qui a été un fervent catholique, ne pourrait jamais se suicider parce que la doctrine catholique le lui interdit; 3) tout le monde a remarqué que Hieu était jovial le matin et n'a pas montré des signes de faiblesse ou de découragement. Par conséquent, une seconde version s'est propagée: le Général Hieu, qui aime à s'amuser avec les pistolets, s'est accidentellement tué lui-même.

Est-ce possible que Hieu, qui a été un champion de tir au pistolet, ait été si maladroit? Il est sur le point d'aller déjeuner, pourquoi l'a-t-il encore sorti pour le nettoyer? Hieu est droitier, comment est-il possible que la balle ait pénétré le côté gauche de son menton? A-t-il pressé la gâchette avec le pouce de sa main gauche? Le pistolet semi-automatique de combat utilise des balles de gros calibres avec une force de destruction considérable, est-il concevable qu'il n’ait causé que deux trous minuscules au côté gauche du menton et au côté droit de la tête? La balle que le Général Toan a découvert correspondait-t-elle à la même dimension que le canon du pistolet que Hieu a tenu dans sa main? (Bien sûr que oui!) Mais dans ce cas le calibre de la balle ne pourrait correspondre en aucun cas avec le degré du dégât laissé sur le corps de la victime! Je suis certain que la Police Militaire n'aurait aucune difficulté pour trouver la réponse à chacune de ces questions.

C'était à cause des caractéristiques de ces pistolets et de ces balles, qui a empêché les manipulateurs de présenter cette arme comme une preuve évidente, et ils étaient incapables de préciser de quel type et de quelle marque appartient ce pistolet, ils concluent vaguement que c'était une arme de poing!

En plus, le Médecin qui a examiné le corps a présenté la conclusion suivant à un parent: "la balle en entrant dans le menton a rencontré l'os de la mâchoire qui était trop dur pour qu'elle aille tout droit au sommet de la tête, et a dû virer vers le bas et est sortie à l'arrière du crâne, causant une mort instantané, sans aucune douleur."

C'est vraiment étrange: la balle, dans un cas, a pénétré par le front, dans un autre, le menton; une fois, elle est allée tout droit au sommet de la tête, une autre, celle-ci est sortie à l'arrière du crâne; dans son élan, elle a atterrit au plafond par ici; a perdu momentanément le souffle et s'est bifurquée pour enfin cogner contre le mur ! En tout cas, que ce soit au sommet de la tête - comme l'a affirmé Luong, ou à l'arrière du crâne - comme l'a dit le Médecin, la victime a eu de la chance de mourir aussitôt sans ressentir aucune douleur! Un coup de force psychologique visant à émouvoir et en même temps soulager le coeur de l'écoutant, forçant celui-ci à polariser son attention sur cette douce mort, à affaiblir sa capacité de jugement de telle sorte qu'avec un esprit brouillé, celui-ci ne parvient pas à se ressaisir, ne cherche plus à connaître la cause de ce décès. Les auteurs du meurtre étaient vraiment bien diaboliques!

* Le Général Toan préside une réunion avec son Etat Major, comme si aucun événement n'est venu perturber le train-train quotidien de ce petit monde, rien! Absolument rien d'important à signaler (même quand le Commandant Adjoint a été mortellement blessé) ni au début, ni pendant ni à la fin de la séance (c'est pourquoi le Général Ly Tong Ba, Commandant de la 25ème DI qui est présent à la réunion ne s'est rendu compte de rien).

* En cour de cette réunion, la nouvelle que le Général Hieu s'est accidentellement tué avant d'aller au dîner est propagée à la presse après 19h.

Et ainsi, Toan a un alibi. Pas mal de monde pourraient certifier qu'il était occupé à une réunion quand l'événement était arrivé. Cependant, un tel alibi ne tient plus si cette mort est survenue à midi!

* Vers 19h, après la réunion, sur le chemin de retour, le Général Ba passe près du bureau de Hieu et entend les soldats chuchoter que celui-ci s'y est tué. Dans la hâte de rejoindre ses unités, il ne reste pas davantage pour obtenir d'autres détails.

* Un coup de téléphone provenant du 3ème CA a averti la famille Hieu précisant qu'il a été blessé peu avant le dîner et demande à la famille d'attendre pour d'autres précisions. Un moment après, un second appel la fait savoir que celui-ci est mort.

Le Général Hieu est mort peu avant d'aller déjeuner à midi, selon Colonel Khuyen, le 3ème CA déclare à la famille le même fait mais avec une grande différence, ce n'est plus le déjeuner, il s'agit maintenant du dîner, à 19h? On voit bien que l’alibi ne suffit plus, les auteurs du meurtre ont besoin en plus du temps pour mettre au point le macabre mis en scène d'une dissimulation.

* Le Lieutenant Colonel Quyen, chef de la Police Militaire du 3ème CA a été désigné par les auteurs du meurtre pour recevoir la veuve du Général Hieu. On lui a fait miroiter une "carotte" dans la main droite; et dans celle de gauche, un "bâton". S'il joue bien son rôle de catalyseur pour que la famille se résigne sans se poser trop de questions, il sera récompensé par une promotion au rang de Colonel; dans le cas contraire, non seulement il perdrait sa position, mais en plus ce serait mauvais pour sa famille.

Et ainsi, à partir de ce moment-là, face aux questions, Le pauvre Quyen est forcé de faire taire sa conscience en répondant que le résultat officiel de l'enquête était "une blessure provoquée intentionnellement par la victime qui en était la cause de sa mort". Devant cette réponse, on n'aurait plus qu'à classer le dossier: tel a été le jugement autoritairement prononcé par la toute puissante Police Militaire !
Normalement, le résultat d'une enquête demanderait au minimum de deux à trois semaines pour être officiellement promulgué. Dans ce cas, pourquoi a-t-il été prononcé par la bouche de Quyen aussi tôt ?
En fait, parce que la situation militaire est devenue si incertaine (la bataille de Xuan Loc a commencé, les commandos Viet Cong ont déjà attaqué au coeur même de Bien Hoa), les commanditaires du meurtre ont eu le prétexte pour retarder le processus de l'enquête. Quand le pays succomba le 29 Avril 1975, l'enquête n'avait pas encore abouti.

* Toutes les personnes qui se trouvaient près du lieu du meurtre et qui avait entendu ou vu quelque chose, ont également été intimidées de la même façon.

* Les auteurs du meurtre ont transporté secrètement le corps du défunt Général dans son bureau, après l'avoir lavé, et l'avoir mis en position assise dans son fauteuil.

* La veuve de Hieu est conduite par Lieutenant Colonel Quyen dans le cabinet de travail de son épouse pour témoigner du décès de son mari.

De retour à Saigon cette nuit-là, elle dit à son beau-père: "Ils ont tué mon mari quelque part ailleurs et a ramené son corps dans son bureau: je ne remarque aucune trace de sang, simplement un tout petit point rouge au côté gauche de son menton."

* Le jour suivant, le père et ses deux jeunes frères de Hieu arrivent au quartier général du 3ème CA. Ils se font mener en bateau par notre metteur en scène improvisé et malgré lui, tout en étant lui-même pris en sandwich par deux agents secrets du président Thieu: d'abord à la morgue puis à son bureau. Notre metteur en scène essaye d'éviter toutes questions concrètes concernant la raison de cette visite, par contre il baratine sans discontinuer à des futilités, telle qu'il a participé dans le coup d'état mené par le Général Nguyen Chanh Thi dans le passé!

* Tandis que nous restons dans la morgue, une équipe d'enquête de la Police Nationale fait son entrée. Un Commandant ouvre une boîte métallique, sort un flacon, utilise un pinceau pour couvrir les mains de la dépouille avec de la poudre noire. Le but est de déterminer si le pistolet a été actionné de la main de la victime, dans ce cas il y aurait du résidu de la poudre laissé par la balle tirée. Après avoir achevé son devoir, cet officier s'approche de mon père et lui apprend qu'il a été l'un de ses élèves lorsque mon père était le Directeur du Centre de Formation de Police et lui promet de lui faire parvenir les résultats du test.

En faisant venir les policiers, les commanditaires de ce meurtre ont voulu démontrer au public que cette affaire était banale et qu'en l'occurrence ca n'avait rien à voir avec le domaine militaire !


Aujourd'hui, cet assassinat est vieux de plus de 20 ans, la vérité de sa mort demeure encore dans le flou total parce que ceux qui sont au courant de l'affaire continuent à se taire. Je souhaite ardemment que ces personnes (le Colonel Luong, le Lieutenant Colonel Quyen, le Commandant de police qui a fait le test avec la poudre noire, le Médecin-chef du 3ème CA, etc.) aient le courage de lever le voile, de briser le silence afin que l'Armée sache exactement où en est l'exacte vérité, non pas dans le but de vengeance, mais simplement de sauver la réputation du Général Hieu - de lever cette ignominie montrant qu'il n'est pas mort pour une noble cause, mais en manipulant idiotement son arme favorite - et d'effacer une fois pour toute l'insupportable affront subi par sa famille et par l'Armée entière.

Nguyen Van Tin
(25 Août 1998)

Révisé le 09.12.2003

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